larevueduspectacle.fr – Mai 2011 – L’ECHANGE

Une version de Claudel qu’on n’échangerait pas !

Entre les mains de Valérie Castel Jordy, l’Échange de Paul Claudel retrouve son cri de jeunesse, bestial et sensuel. Les mots deviennent chairs pour s’élever jusqu’à nous et transpercer l’écorce de nos âmes. Difficile de résister à une telle beauté.

L’Échange, c’est le récit de ceux qui briguent ce qu’ils n’ont pas. À n’importe quel prix. (…) Dans cette pièce à quatre personnages, chacun pourrait être le double inversé de l’autre. Ici, l’opposition est marquée par une mise en scène et un jeu qui redoublent de beauté et de finesse.

Sable blanc et bruits de vagues. Marthe (Émilie Cazenave) et Louis Laine (Pierre Devérines) sont comme deux êtres échoués sur une île. Le corps entièrement nu (superbe !) de Louis qui court et batifole au milieu des spectateurs ressemble à Adam au dernier jour de la création, dans le jardin d’Eden. Ses gestes sont primitifs et puissants, un accent tribal se dégage de cette “tige nerveuse”. Ce jeune chien fou ne peut résister à sa soif de liberté ni à son désir (insatiable) de goûter au fruit interdit : il reluque la femme du riche propriétaire qui les héberge, Lechy. (…)

On peut dire, sans mauvais jeu de mots, que la prise de corps des personnages est d’une beauté rare. L’étude précise de chaque mouvement entre Louis et Lechy est à la limite du geste chorégraphié. Leur danse de l’amour est l’union sauvage et bestiale de deux corps en furie, contrebalancée par la voix pure de Marthe. L’ancienne sociétaire de la Comédie Française, Isabelle Gardien (Lechy), dans sa robe rouge flamboyante, est véritablement cette “touffe de fleur funèbre” dont parle l’auteur. (…) Grâce au travail de Valérie Castel Jordy, mais aussi de son assistant Éric Nesci, le couple adultère donne à voir et à entendre un Claudel au souffle monstrueux et pneumatique, le verbe sacré empoigné dans sa chair la plus brute.

Et le contraste avec Marthe, restée seule sur son rocher, en est d’autant plus poignant. Le décor du premier plan, simple et épuré, fait écho à la voix pure et solitaire de la jeune fille. La belle branche qui descend des cintres apparaît dans une simplicité étincelante. Elle fait face aux ombres fantasmatiques et fantasmées d’un arrière-plan rougeoyant et nébuleux. Les âmes en dérive tournoient derrière un voilage tout en transparence. En coupant le fond de la scène en deux, il marque une frontière, celle de l’inconscient dans lequel on tente de pénétrer. Belle superposition des mots, des corps et des univers.

Le geste suppliant de Marthe, les bras tendus, ainsi que la douleur infinie qui s’exprime sur le visage de la comédienne ne sont pas sans rappeler les sculptures de Camille Claudel, qui ont aussi été une source d’inspiration pour la metteuse en scène. La perte de son mari est littéralement vécue comme un arrachement, la mort d’une promesse, le déchirement d’un vœu sacré.

Aussi, pas étonnant que la proposition mercantile de Thomas Pollock (Hugues Martel) soit rejetée, la décision de la jeune femme est nette et sans appel. Il ne peut en être autrement dans la bouche de Marthe. Dans la peau du richissime Américain qui a “tout vu”, “tout connu”, le comédien est d’une justesse parfaite. (…)

Monter l’Échange (et d’une façon générale le théâtre de Claudel) n’est pas donné au tout venant. Bien éclairé celui qui choisit la première version (que Claudel reniera plus tard, dans sa vieillesse), la plus belle, la plus sexuelle aussi, mais certainement la plus inspirée. Et c’est de celle-là que Valérie Castel Jordy s’empare quand elle décide de monter la pièce il y a quatre ans. Quatre années d’essais, de tentatives, de fermentation aussi… pour aboutir à ce spectacle. Quelle patience !

Quelle prouesse aussi. Surtout dans une société où tout doit se faire vite, très vite, dans un milieu (celui du spectacle vivant) où l’on ne peut se permettre d’attendre si longtemps, au risque d’accoucher d’un bâtard. Parce que oui, accouchement il y a bien. Ici la délivrance est un beau râle sublime, un mélange d’amour et de sacré. On souhaite à ce nouveau-né de rencontrer ses pairs… Une belle couronne ceint déjà son front. Pour notre part, le nectar que l’on recueille s’insinue goutte à goutte dans nos veines.

“Un éclair… Puis la nuit ! […] / Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?”. Comme Baudelaire avec sa “passante”, l’impression laissée nous marquera pour longtemps.

Sheila Louinet, La revue du spectacle, mai 2011

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