Propos du metteur en scène sur l’Échange

par Valérie Castel Jordy

Marthe : Je ne suis point de celles qui parlent beaucoup.
Mais j’écoute ; peu de gens savent écouter. Mais le son de la voix humaine m’entre jusqu’au cœur même,
Quand les paroles n’auraient que peu de sens.
Et quand j’étais petite, on disait que j’étais bien sage, parce que je faisais attention à tout ; je regardais les [ gens dans les yeux,
Écoutant ce qu’ils disent, et je les regardais agiter les mains, comme une petite fille
Qui regarde la bonne l’apprendre le crochet.
Et je vivais à la maison et je ne pensais point à me marier.
Et un jour tu es entré chez nous comme un oiseau
Étranger que le vent a emporté.
Et je suis devenue ta femme.
Et voici qu’en moi est entrée la passion de servir.
Et tu m’as remmenée avec toi, et je suis
Avec toi.

Avec L’Echange, je veux défendre la profondeur ineffable des êtres humains. Un être est un univers à lui seul et son existence n’a pas de prix. La force des personnages claudéliens réside dans leur densité et leurs contradictions. Claudel incarnait cette contradiction humaine et il est parfois difficile de comprendre l’homme, mais c’est le poète qui m’intéresse, ce jeune homme qui n’a pas connu de femme et qui en parle avec une vérité confondante. Fort de sa rencontre avec Rimbaud et de sa conversion à Notre-Dame de Paris, j’aime la fougue qu’il transmet aux personnages; et les « discours longs et déclamatoires » de Marthe, qu’il ne supportera plus dans son grand âge, sont au contraire ce que je veux défendre. L’impétuosité de la jeunesse me guidera.

Echange4©FrédéricAuclairAvec L’Echange, c’est une indignation qui s’exprime, celle de Marthe, la mienne aussi. « N’en aviez-vous pas assez à vous, sans envier le bonheur des pauvres gens ? » dit-elle à Thomas Pollock. Marthe et Louis Laine n’ont rien à eux, tout comme les personnages du Chant du Dire-Dire de Daniel Danis. Seul, l’amour est à eux et c’est cela précisément que Thomas et Lechy viennent leur prendre. La pièce de Daniel Danis traite de cela aussi. Cette colère qui me tenait lors de la création du Chant du Dire-Dire est toujours là et fait le lien avec mon désir actuel de mettre en scène L’Echange. Envier la richesse de ceux qui n’ont rien. Comment ne pas se révolter devant cette réalité sous nos yeux, dans notre quotidien et à l’échelle mondiale ? L’opposition des classes sociales est ce que je veux mettre en lumière. Il y a un vrai travail à faire sur la précision des gestes et le rapport aux objets. Marthe compte pièce à pièce les quelques sous dans sa poche, Thomas jette sa liasse de billets. Deux mondes s’affrontent et nous parlent aussi de notre monde actuel. La sagesse vient de celle qui est pauvre. Ce n’est pas un conte de fée, c’est un chemin qu’une femme traverse pour répondre à la violence par la force de l’amour. Les costumes de facture contemporaine devront dans leur simplicité et leur élégance raconter cette opposition-là.

Echange2©expliquesonge.Le corps, le désir, l’érotisme ; le vers claudélien est charnel et sensuel. Plus l’incarnation est forte, plus le sacré sera visible. Il n’y a pas d’opposition entre la chair et l’esprit. La vie spirituelle se lit dans les vibrations du corps, les émotions, les « motions de l’Esprit ». Les enjeux de L’Echange sont très concrets : l’amour à donner, le désir de l’autre à susciter, la séparation à provoquer, la déchirure des corps qui en découle, la fusion liée à la fascination, la tentation de posséder l’autre, l’attraction et la reconnaissance des âmes qui se donnent de façon irrépressible, le pardon à recevoir… Il est vrai que l’écriture de Claudel peut étonner nos oreilles habituées à d’autres musiques plus actuelles, mais ce dont il parle est simple et clair. Je souhaite parvenir à une version de L’Echange qui puisse être accessible, dynamisante et agréable à entendre. Il n’est pas nécessaire d’avoir des références intellectuelles, c’est du « cœur à cœur » que nous chercherons à avoir avec le public.

Echange6©FrédéricAuclair« La jouer délicat, gris, harmonieux en musique de chambre ou violemment coloré, excessif, presque caricatural comme un tableau de Van Dongen » dit Claudel à Jacques Copeau en 1913. Je m’aperçois en lisant et relisant la pièce qu’il y a des virages à 180° à jouer pour les acteurs comme si tout à coup, on éteignait la lumière. Marthe et Louis se disent adieu pour toujours et voilà qu’entre Thomas Pollock en disant « Good night, Madame » ! Et cela tout au long de l’œuvre. Claudel respecte la règle des trois unités, mais il y a un autre espace-temps, celui du cœur et des mouvements du corps. C’est l’après-midi, il fait bon et Marthe vient de manger le pain pétri de ses mains. Lechy entre et lui jette à la figure en parlant de Louis : « Apprenez qu’il a couché cette nuit avec moi ». Tout s’effondre, le temps et l’espace basculent et se dilatent avec cette nouvelle comme un foudroiement. Les cieux s’ouvrent pour Marthe et c’est l’obscurité tout à coup. Il n’y a plus de logique spatio-temporelle, mais celle de sa blessure béante. En terme de direction d’acteur, c’est cela qui est difficile, cette juxtaposition de situations extrêmes sans transition comme les événements d’un mauvais rêve sans l’apaisement du réveil. Il y a quelque chose de terrible et de cocasse à la fois dans cet acharnement des épreuves. L’espace sonore, la musique et la lumière seront essentiels dans le traitement de ces virages.

Echange11©FrédéricAuclairCe sont les replis de l’âme qui sont exposés au grand jour, aux grands vents, et pour les incarner, les acteurs feront appel aux sculptures de Camille Claudel. Paul écrit comme Camille sculpte, en triturant la terre. Le vers claudélien est tellurique et le jeu nécessite d’entrer dans cette dimension ; tendre le corps de tout son être comme « L’Implorante » ou s’étreindre jusqu’à se fondre l’un dans l’autre comme « Vertumne et Pomone ». Il n’est pas pensable pour moi d’aborder L’Echange sans passer par Camille Claudel. Ses sculptures nous donneront la direction : corps enlacés, courbés, têtes penchées ou prises dans les mains, supplications, tendresse, tension des muscles, exaltation…

Echange15©FrédéricAuclairCela se passe en une journée. Cela commence par le début du jour et ne se termine pas avec la nuit, mais avec l’aurore. Ce n’est pas une pièce qui ferme mais qui ouvre des perspectives et l’horizon alors même que Marthe vient de perdre son époux. « Hélas, avec un fil qui part, que de mailles qui sautent ! » dit Coûfontaine à l’acte 1er de L’Otage. De la robe de mariée à la robe de deuil. La voici veuve mais il y a le champ des possibles devant elle ; il y a la vie elle-même et Thomas qui lui tend la main. Ce n’est pas une journée, c’est toute une part de la vie.

« Tu t’es plongé dans la mer ce matin et tu voulais aller jusqu’au fond ;
Mais ce n’est pas cette eau salée-là qui te purifiera, mais celle qui sort de tes yeux. »

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